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Intervention de Michel Vaxès

Réunion du 6 mai 2008 à 21h30
Réforme de la prescription en matière civile — Question préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMichel Vaxès :

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, sous le couvert de rendre plus cohérentes les règles de prescription civile, la proposition de loi dont nous entamons aujourd'hui l'examen soulève, malgré les explications apportées par Mme la garde des sceaux et M. le rapporteur, de graves interrogations quant à ses incidences prévisibles sur les délais pour agir et le droit à réparation des victimes des discriminations visées par l'article L. 122-45 du code du travail, telles que les discriminations entre hommes et femmes ou les discriminations liées à l'origine ethnique, à l'âge, au handicap ou à l'appartenance syndicale.

Je tenterai, dans la suite de mon propos, de préciser les dangers que présente une réforme susceptible à nos yeux de réduire à néant tout l'édifice jurisprudentiel relatif à la discrimination. J'essaierai également d'expliquer les raisons pour lesquelles nous jugeons nécessaire de surseoir à l'examen de ce texte, à moins que vous ne vous engagiez clairement à apporter des modifications substantielles à la rédaction du nouvel article 2224 du code civil. Et je dois vous dire, monsieur le rapporteur, que ce ne sont pas celles proposées dans l'amendement adopté par la commission qui sont de nature à nous rassurer.

Il y a un peu plus d'un mois, lors de l'examen du texte relatif au droit communautaire et à la lutte contre les discriminations, nous avions déjà demandé, pour les mêmes raisons, que ce texte d'initiative sénatoriale ne soit pas inscrit à l'ordre du jour de notre assemblée. Nous n'avons pas été entendus, de sorte que nous nous trouvons aujourd'hui devant un texte qui fixe la durée de prescription de droit commun à cinq ans pour les actions personnelles ou mobilières contre trente ans actuellement, nouveau délai qui s'appliquera également aux relations entre les salariés et les employeurs régies par le code du travail.

Permettez-moi de revenir plus précisément sur les différentes incidences qu'aura cette nouvelle rédaction sur le contentieux du droit du travail. Le contentieux social présente, nous le savons, des spécificités : le salarié, placé sous l'autorité de son employeur, attend le plus souvent, sans doute par crainte, d'avoir quitté l'entreprise pour agir en justice, d'où l'intérêt d'une longue prescription.

Dans un certain nombre de cas, comme la discrimination ou le harcèlement moral, il s'agit pour la victime de faire reconnaître des actes qui s'inscrivent dans un processus qui, par définition, se déroule dans le temps.

Dans les rapports de travail, il est fréquent que la discrimination, quelle qu'en soit la cause, se manifeste, par exemple, par une moindre évolution de carrière. Ses effets se mesureront nécessairement sur une longue période. Un certain recul est donc nécessaire pour examiner et caractériser l'inégalité de traitement.

Elle se répare aussi en prenant en compte les conséquences que cette discrimination a eu dans le temps. Cette réparation peut être obtenue soit devant les tribunaux, soit dans des négociations avec l'employeur.

Il arrive aussi que l'illicéité se révèle longtemps après la commission de l'acte ou l'apparition de la situation illicite. Je pense, par exemple, à la non-cotisation par l'employeur à l'organisme de retraite révélée au moment de la liquidation des droits, ou encore à toutes les créances soldées au moment de la rupture et dont les éventuelles irrégularités ne se révèlent qu'à ce moment-là.

À l'évidence, ce nouveau délai de cinq ans ne sera pas suffisant pour caractériser la discrimination et pour réparer la situation de discrimination. Cinq années sont bien trop courtes pour mesurer, par exemple, le ralentissement de carrière d'un salarié. Elles ne suffisent pas non plus à rendre compte de l'ampleur des préjudices.

La prescription trentenaire permet, en revanche, d'avoir connaissance effective de tous les éléments permettant d'établir qu'il a été victime d'une discrimination ou d'une inégalité de traitement et de déterminer, au plus juste, la complète réparation du préjudice subi, grâce notamment à la méthode de François Clerc, validée par quinze années d'expérience, utilisée par les juridictions et les négociateurs dans les entreprises et préconisée par les directions des ressources humaines.

La prescription quinquennale prévue par le texte, causera donc un préjudice considérable aux victimes de discrimination, qu'elle soit syndicale, sexuelle, religieuse ou raciale, qu'elle soit due à un handicap, à un état de santé ou à une orientation sexuelle. Les plus faibles, ceux qui ont besoin du droit pour se protéger, seront injustement traités par ce nouveau délai de prescription.

Pourtant, la lutte contre les discriminations a été présentée par le Président de la République comme l'une de ses priorités. Avec l'adoption de ce nouveau délai de prescription, toutes les déclarations politiques volontaristes contre les discriminations seraient réduites à un affichage sans effet, ce qui est un comble un mois à peine après l'adoption d'un texte qui entendait parachever la transposition de la directive 200078 et alors que le Gouvernement continue de prétendre faire de la lutte contre les discriminations l'un de ses principaux chevaux de bataille.

Au-delà d'une remise en cause en profondeur de la politique de lutte contre les discriminations, ce nouvel article du code civil sera également incompatible avec la norme européenne.

La directive européenne du 5 juillet 2006, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité des chances et de traitement entre les hommes et les femmes en matière d'emploi et de travail, énonce deux principes essentiels qui se trouveraient remis en cause si la prescription quinquennale devait être adoptée. Le premier pose que la réparation accordée en cas de violation du principe de l'égalité doit être suffisante au regard du préjudice subi. Le second dispose que les sanctions doivent être effectives, proportionnées et dissuasives.

Avec une prescription de cinq ans, la réparation ne sera pas suffisante au regard du préjudice et les sanctions ne seront ni proportionnées, ni dissuasives : plus la prescription est brève, moins la dissuasion est grande.

Du reste, ce nouvel article 2224 pose problème quant à la durée du délai, mais aussi quant au point de départ de la prescription : il prévoit en effet que le délai court « à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits ». La référence à la révélation ne me paraît pas plus précise que ces éléments-là. Il conviendra alors de rechercher la date à laquelle le fait a été connu du salarié ou révélé au salarié ou la date à laquelle il aurait dû le connaître.

Concrètement que faut-il entendre par « aurait dû connaître » ? Nul doute qu'il posera des problèmes d'interprétation juridique considérables aux magistrats. Devront-ils s'en remettre à une appréciation objective en se mettant dans la peau d'un salarié moyen ou à une appréciation subjective qui se référera au salarié en cause ?

Qui plus est, ce point de départ de la prescription nie l'inégalité des parties face à la preuve. Comparé à un employeur, un salarié n'a pas les mêmes moyens de collecte et d'analyse des éléments de faits qui révèlent une illégalité.

Enfin, la discrimination dans la carrière, la non-déclaration d'un salarié ou encore, par exemple, un processus progressif de harcèlement, sont des faits qui, par nature, sont opaques. Comment pourra-t-on fixer la date connue des faits par le salarié ou encore celle qu'il aurait dû connaître ?

Ces seules incertitudes juridiques devraient suffire à nous dissuader d'adopter cet article en l'état, au-delà même d'un souci de défense des salariés qui, malheureusement, ne semble pas être une priorité pour tous ici.

Naïvement, lorsque j'ai pris connaissance de ce texte, j'ai pensé que c'était bien involontairement que le droit du travail n'avait pas été abordé lors des débats au Sénat. Alerté par des syndicalistes et des avocats spécialisés sur les questions de discriminations, j'avoue que, sans eux, je n'aurais sûrement pas fait le lien entre ce nouvel article du code civil et le droit du travail. Je reste d'ailleurs persuadé que bon nombre de sénateurs auraient voté contre ce texte s'ils avaient établi ce lien. Je le sais en tout cas avec certitude pour ma famille politique.

Cette bonne foi n'est pas forcément partagée. Depuis la fin des années 1990, les syndicats ont trouvé les moyens de faire reconnaître et de faire indemniser efficacement les discriminations subies dans les entreprises. La charge de la preuve a été aménagée, de sorte que ce n'est plus au salarié de prouver qu'il est discriminé, mais à l'employeur de prouver que le salarié a eu une médiocre évolution de carrière pour une raison qui n'a rien à voir avec son engagement syndical, son origine, son sexe ou son orientation sexuelle.

Les organisations patronales se sont émues de cette nouvelle donne. Elles ont réclamé et soutiennent la réforme qui nous est soumise aujourd'hui, en tout cas sur ce point.

La volonté de réduire la prescription applicable aux discriminations n'est d'ailleurs pas nouvelle ; en témoigne la proposition de loi déposée par notre ancien collègue Jacques Godfrain, député de la majorité UMP sous la précédente législature.

Celui-ci écrivait alors, sans se cacher derrière d'autres arguments juridiques, que « la durée de cette prescription est excessive pour des raisons d'ordre public et de sécurité juridique. Il est nécessaire d'empêcher des procès difficiles à juger ou inopportuns par suite du temps écoulé, alors que, par ailleurs, l'inaction prolongée du salarié constitue une négligence grave. Ainsi, il est anormal que des salariés puissent attendre vingt ans avant de réclamer réparation en justice, sans jamais s'être plaints d'une quelconque discrimination illicite au cours de cette période, et demandent, du fait du long temps écoulé, le paiement de lourdes indemnités qui, cumulées, mettent en danger la situation financière de l'entreprise ».

Je me suis permis de reprendre cette longue citation car elle éclaire, sans aucun doute possible, la volonté de son auteur et, par ricochet, de celles et ceux qui voteraient l'article 2224 en l'état.

S'il met en doute la bonne foi des salariés, permettez qu'à mon tour je puisse mettre en doute celle du Gouvernement, qui a préféré garder le silence sur l'impact de cette nouvelle prescription quinquennale sur le droit du travail et sur la lutte contre les discriminations.

D'ailleurs, le rapport Virville, remis en 2004 au Gouvernement, qui plaidait pour « un droit du travail plus efficace », était lui aussi très clair sur la question des prescriptions : il déplorait « la longueur du délai dans lequel il est possible d'engager une action » pour obtenir des dommages et intérêts, et préconisait de réduire le délai de prescription au nom de la sécurité juridique…

Dans ces conditions, je ne peux pas penser que, lorsque le texte est venu en discussion au Sénat, le Gouvernement ait ignoré les problèmes qu'il posait et que vous avez soulignés en matière de droit du travail.

Nous sommes donc bien là face à une revendication du monde patronal qui n'est pas nouvelle et qui ne pouvait, en aucun cas, être ignorée du Gouvernement. Pourquoi avoir fait silence sur ce point lors de l'examen du texte au Sénat, sinon dans l'objectif implicite d'en soutenir l'opportunité ?

Pour ce qui nous concerne, et en pleine connaissance des enjeux du débat, nous refuserons de voter cette proposition de loi en l'état.

Nous estimons, en effet, que limiter ou fragiliser le droit d'agir en justice du salarié, comme c'est également le cas dans le texte de modernisation du marché du travail s'agissant de la contestation des sommes dues par l'employeur après un licenciement, c'est effacer la responsabilité des employeurs quant à leurs actes illicites et c'est à l'évidence vouloir normaliser le droit du plus fort.

Faisant référence à l'opposition doctrinale entre « substantialistes » et « processualistes » de la prescription, vous soulignez, monsieur le rapporteur, que l'opposition entre prescription du droit et prescription de l'action demeure dans certaines espèces. C'est notamment le cas pour l'action en réparation du préjudice lié à la discrimination en droit du travail.

Dans le cas, poursuivez-vous, d'une discrimination dans le cadre du contrat de travail, la perte de salaire est aujourd'hui prise en compte sur une durée pouvant aller jusqu'à la durée de prescription de droit commun, soit trente ans.

En ramenant cette durée à cinq ans, la proposition de loi risque de conduire à ce que la perte de salaire des salariés victimes de discriminations ne soit plus prise en compte que pendant cinq ans.

Monsieur le rapporteur, pour minimiser ce risque...

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