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Intervention de Louis Chauvel

Réunion du 23 février 2010 à 16h00
Commission des affaires sociales

Louis Chauvel, sociologue et professeur à Sciences-po Paris :

Je vous remercie pour toutes ces questions stimulantes. Si je ne puis y répondre ici même, j'y répondrai par écrit dans un avenir proche.

M. Perrut et M. Gille cherchent la recette de cuisine qui nous permettra de sortir de ces difficultés. Il est vrai que ma vision est pessimiste, mais je crains qu'elle ne soit que lucide. Les pires scénarios que je pressentais en 1998 se sont réalisés au cours des douze dernières années. Le chômage n'a pas disparu. Contrairement à ce que prétendaient les démographes, le départ massif à la retraite des premiers nés du baby boom n'a pas fait disparaître le chômage. Je suis désolé de devoir faire ce constat, mais cette promesse – une de plus – n'engageait que ceux qui l'ont écoutée.

Ceux qui en 1999 se déclaraient optimistes du fait des gains de productivité liés à la bulle internet, à l'économie virtuelle, à la croissance, se sont magistralement trompés sur les capacités de rebond de notre société.

Mon pessimisme est actif. Nous ne devons pas nous raconter d'histoires sur la réalité de la situation en France, en Italie et en Espagne. La prise de conscience de nos difficultés nous aide à réfléchir aux responsabilités que nous aurons à prendre, à l'avenir, pour mener des politiques sociales plus courageuses, qui ne seront pas fondées essentiellement sur la protection et la défense des statuts de ceux qui surnagent.

Les politiques sociales relativement éclectiques que nous devons conduire doivent s'inspirer des sociétés qui ont échappé à la pire dynamique – celle qui prévaut en Italie, en Grèce ou en Espagne.

Mon propos sera sans doute peu apprécié par la gauche, mais il me semble que nous avons commis de graves erreurs en mettant en place certains dispositifs de redistribution sociale. Des pays comme le Québec et le reste du Canada, et ceux marqués par un capitalisme machiste, ont, sous de nombreux rapports, fait mieux que nous. Si, depuis les deux dernières années, ils font face à des difficultés économiques, les capacités d'emploi des nouvelles générations ne sont pas mauvaises comparées au marasme total dans lequel nous nous trouvons. Les pays plus libéraux que le nôtre n'ont pas nécessairement fait plus mal que nous, même s'ils enregistrent une paupérisation des jeunes, due au manque de logements. Certes, aux États-Unis, au Canada, au Québec, le prix du mètre carré n'est pas aussi élevé qu'en Europe, du fait de la faible densité de la population. La construction n'est pas aussi problématique qu'à Grenoble, par exemple, où il est impossible de repousser les montagnes. En Europe, où l'espace est déjà massivement bâti, on ne peut étendre sans fin l'habitat, et il est difficile de transformer le plan d'occupation des sols.

Je ne suis pas ici pour vous vendre les vertus du modèle néolibéral ou thatchérien, mais je constate que les pays nordiques ont trouvé de meilleurs équilibres, à tous points de vue, entre dynamique économique et protection sociale. L'emploi jusqu'à un âge vénérable y est largement accepté. Je ne suis pas de ceux qui défendront la retraite à l'âge de soixante ans, mais le report de l'âge de la retraite doit aller de pair avec de vraies politiques sociales d'accompagnement pour assurer de bonnes conditions d'emploi aux travailleurs vieillissants et prévenir les difficultés sociales. Les pays nordiques ont engagé une réflexion de fond pour permettre aux personnes âgées de travailler à leur rythme jusqu'à près de soixante-dix ans, de façon à conserver une utilité sociale. En France, l'âge moyen de cessation de l'activité se situe autour de cinquante-huit ans. C'est épouvantable…

Je pense que revenir sur un ensemble de droits acquis est un devoir civique pour l'ensemble de la population de notre pays, mais cela doit s'accompagner de contreparties. Je pense aussi que les évolutions du système fiscal depuis une quinzaine d'années, et surtout les plus récentes, sont très problématiques. Car, si nous voulons instaurer une juste solidarité dans notre pays, c'est vers les seniors riches, qui disposent d'importants patrimoines, que nous devons nous tourner, en distinguant ceux qui disposent de revenus en apparence modestes mais dont l'accumulation patrimoniale génère des plus-values considérables non mesurées par le fisc. C'est une question d'équilibre politique !

Depuis Aristote, nous savons que les pays fortement inégalitaires, notamment du point de vue du patrimoine, ne sont pas méritocratiques. Une société dans laquelle un être, de par sa naissance, a accès au bien-être sans avoir à travailler s'expose à de graves difficultés. À cet égard, il y a un contraste considérable entre les États-Unis, pays libéral où il est possible de connaître une ascension sociale sans avoir de patrimoine, et la France, pays profondément conservateur où il est difficile de réussir au plus haut niveau sans avoir hérité du patrimoine de ses parents.

Ce conservatisme de droite côtoie un conservatisme de gauche qui se caractérise par le maintien des droits acquis, au détriment des nouvelles générations.

En bref, les pistes sont la fiscalité, les droits sociaux et les conditions d'accès au travail. Certes, une dynamique sociale de type nordique ne peut être mise en oeuvre en présence d'un chômage de masse concentré sur les nouveaux entrants dans le monde du travail. L'Italie, l'Espagne, le Portugal, la France et la Grèce ont utilisé les jeunes comme variable d'ajustement par rapport au ralentissement économique. Les jeunes de dix-huit à vingt-cinq ans que nous avons sacrifiés deviennent des parents qui n'ont pu rattraper leurs retards de carrière. Les possibilités d'acquérir des droits se délitent. Je suis plus favorable à l'acquisition de nouveaux droits pour les nouveaux entrants qu'à la défense effrénée des droits acquis de ceux qui les ont déjà.

Je retiens vos suggestions concernant les diversités régionales. La France de l'Ouest a connu une amélioration dans les années 1980 à 2000, mais l'Est et le Nord ont souffert de la déliquescence du tissu industriel. Malheureusement, du fait des évolutions actuelles, les techniciens, voire les ingénieurs d'aujourd'hui pourraient bien être délocalisés comme l'ont été les ouvriers d'hier. À Grenoble, des tensions apparaissent dans des entreprises qui sont les fleurons de l'économie d'innovation. C'est comme le morceau de sucre qui se délite au fond de la tasse à café : cela commence par les ouvriers non qualifiés – c'était dans les années 1980 – pour atteindre progressivement les catégories intermédiaires de la société française.

C'est un véritable problème de dynamique sociale qui a frappé les jeunes. Le rapport de Martin Hirsch aurait pu entraîner une certaine prise de conscience, mais il a été établi trop vite et compte très peu d'attendus. Ce qui est certain, c'est que nous consacrons peu de moyens à résoudre la difficulté. Dans une période de crise, il faudrait investir en priorité dans l'emploi des nouvelles générations, ne serait-ce que pour sauvegarder l'employabilité. Malheureusement, je vois se reproduire le scénario de la crise de 1993, et surtout de celle de 1985, qui a marqué plusieurs générations.

À gauche, on accuse le néolibéralisme. Cette analyse est partiellement vraie, mais également partiellement fausse, car ce n'est pas la seule explication du désastre. Nous allons devoir redistribuer les cartes et revenir sur un certain nombre d'avantages acquis pour redécouvrir les joies du plein-emploi que nous avons abandonné il y a trente-cinq ans, en 1975. Nous ne cessons de le payer, et nous vivons avec ce désastre social qui grossit de génération en génération. Des générations de jeunes, et de moins jeunes parents font face à des difficultés croissantes pour assurer à leurs familles un bien-être inférieur à celui auquel ils pensaient pouvoir accéder.

En France, en Italie et en Espagne, nous avons connu une expansion des diplômes, mais les emplois correspondants se sont progressivement asséchés. En 1968, on devenait instituteur à dix-neuf ans, avec la perspective d'une carrière ascendante. Aujourd'hui, un professeur des écoles commence sa carrière à vingt-quatre ans, soit six années de cotisation en moins. Telle est la nouvelle société que nous avons créée. Dans les pays nordiques, les jeunes sont employés à dix-huit ans, dès qu'ils quittent l'enseignement secondaire. Ils occupent une activité professionnelle dans des ONG ou des associations qui leur permettent de faire le tour du monde. Vers vingt-trois ans, ils retournent à l'université, ce qui ne les empêche pas d'avoir un master, d'être syndiqués pour 50 % d'entre eux dès l'âge de vingt-trois ans, et d'être des adultes reconnus comme tels à un âge où, en France, ils seraient considérés comme des stagiaires à vie.

Je vous conseille de lire Mileuristas de l'espagnole Espido Freire, et je vous indique qu'il existe en Allemagne une fondation qui s'intéresse aux droits des générations futures, en particulier aux déficits accumulés et à la dette publique, qui revient à imposer les générations futures. Le rythme de 6 % du PIB que nous connaissons actuellement est un supplément d'impôt correspondant à près de 1 000 euros par an pour chaque futur citoyen. Ce grave problème n'est pas pris en compte ; en tout cas, il ne l'a pas été au cours de la décennie qui vient de s'écouler. Avec un peu de chance, cela pourrait générer une forte inflation, mais je crois surtout que cela induira des régulations qui pèseront lourdement sur les jeunes générations, ces dernières devant alors payer des cotisations croissantes.

Même si la situation est parfois meilleure au plan local qu'au plan national, notre pays est confronté à de graves difficultés.

Certains jeunes préfèrent s'expatrier à cause des problèmes auxquels ils se heurtent pour faire reconnaître leurs talents – j'ai pu le constater à Sciences-po, où j'enseigne. À Montréal, par exemple, on peut accéder dès l'âge de trente ans à des niveaux de salaire et de responsabilités correspondant à ceux de professeurs ou de directeurs de laboratoire de plus de quarante ou cinquante ans en France. On constate en outre qu'une majorité de la population attend avec impatience d'atteindre l'âge de soixante ans pour bénéficier de vacances à vie et pour échapper à un monde du travail de plus en plus difficile. Notre société souffre donc d'un problème général de fonctionnement.

Les grandes villes chinoises offrent un exemple fort intéressant en ce qui concerne l'accroissement du bien-être des nouvelles générations : les jeunes disposent d'un équipement électronique défiant l'entendement, mais ils n'ont pas de toit sous lequel s'abriter. C'est malheureusement la situation vers laquelle nous nous acheminons.

Toutes ces évolutions s'accompagnent d'une angoisse de plus en plus forte, comme le montrent les taux de suicide et le développement d'une offre psychiatrique publique de masse. On constate, par ailleurs, que de nombreux parents doivent faire face à de graves difficultés lorsque leurs enfants ont entre vingt-cinq et trente ans.

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