Découvrez vos députés de la 14ème législature !

Intervention de Didier le Prado

Réunion du 1er septembre 2010 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république

Didier le Prado :

Le 23 juin 2009, je tenais devant votre commission les propos suivants : « l'Ordre des avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation ne peut que se réjouir de la possibilité désormais ouverte au justiciable par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de débattre, à l'occasion d'un procès, de la conformité des dispositions législatives à la Constitution : cette réforme permettra de faire entrer dans le champ du procès ordinaire les droits et libertés constitutionnellement garantis. Elle est la bienvenue puisqu'elle offre de nouveaux droits aux citoyens que nous représentons devant les deux Hautes juridictions. »

J'ajoutai : « cette réforme doit réussir, et elle réussira ». Les avocats aux Conseils, persuadés de l'intérêt de la réforme pour les justiciables, ont tout mis en oeuvre pour qu'elle réussisse.

Les quelques tensions apparues lors des premiers mois d'application de la loi organique conduisent votre commission à procéder à une première évaluation des dispositions adoptées le 10 décembre 2009. Il n'en demeure pas moins que cette réforme est un véritable succès : c'est ce que je souhaiterais souligner dans un premier temps. Je vous exposerai ensuite la part que les avocats aux Conseils ont prise et entendent continuer à prendre à la mise en oeuvre de cette réforme. Puis j'évoquerai les difficultés survenues, qui montrent qu'une réforme de cette ampleur nécessite à l'évidence des ajustements de la part de ses différents acteurs, notamment des juridictions.

Grâce à la réforme de juillet 2008 et à la loi organique du 10 décembre 2009, la France a rejoint les nombreuses démocraties européennes dont l'organe de contrôle de la constitutionnalité des lois peut être saisi à l'initiative d'un citoyen, à l'occasion d'un litige : la norme constitutionnelle est devenue un élément à part entière du débat juridictionnel, assurant au justiciable une meilleure protection de ses droits et libertés.

Les avancées effectives sont réelles, après seulement six mois de mise en oeuvre de la réforme. Le Conseil constitutionnel a rendu des décisions particulièrement importantes, voire historiques : décisions sur la décristallisation des pensions, la rétroactivité de l'amendement anti-Perruche et la carte du combattant, sur des questions transmises pas le Conseil d'État ; décisions sur le régime des inéligibilités, la composition des tribunaux maritimes commerciaux, l'article 575 du Code de procédure pénale et le régime des gardes à vue, sur des questions transmises par la Cour de cassation.

Ainsi, cette réforme a déjà permis des progrès incontestables de notre État de droit, qui n'avaient pu jusqu'alors être obtenus par les avocats sur le seul fondement des stipulations de la Convention européenne des droits de l'homme, notamment de son article 6, pourtant souvent invoquées.

Ce bilan très positif est dû au travail magistral réalisé par le Conseil constitutionnel, mais aussi à la contribution des deux hautes juridictions : la liste des abrogations intervenues en atteste.

Le Conseil d'État a enregistré 177 questions prioritaires de constitutionnalité – 104 dans le cadre d'une saisine directe et 73 transmises par les juridictions du fond ; 33 questions ont été transmises au Conseil constitutionnel, soit 25,4 % des questions examinées.

La Cour de cassation quant à elle a été saisie de 357 questions – 231 soulevées à l'occasion d'un pourvoi et 126 transmises par les juridictions du fond ; 99 questions ont été transmises au Conseil constitutionnel, soit 38,7 % des questions examinées.

Il m'est difficile de me prononcer aujourd'hui sur le caractère opérationnel du filtre opéré par les juridictions du fond, dans la mesure où les pourvois en cassation contre les décisions de refus de transmission des juridictions a quo ne peuvent être déposés qu'en même temps que celui dirigé contre la décision au fond. Cela étant, je n'ai pas été informé de difficulté particulière. Il convient à mon sens de maintenir ce filtre afin que les juridictions soient parties prenantes à cette réforme. Par ailleurs, le critère selon lequel la question ne doit pas être dépourvue de caractère sérieux me paraît efficace.

En dépit des quelques difficultés apparues lors des premiers mois de la mise en oeuvre, le filtre qu'opère la procédure mise en place pour l'examen des questions prioritaires de constitutionnalité par les juridictions suprêmes m'apparaît également nécessaire, puisqu'il permet d'assurer la cohérence des questions et leur regroupement le cas échéant, évitant au Conseil constitutionnel de se voir saisi de questions sans objet ou sans intérêt.

La procédure prévue par la loi organique du 10 décembre 2009 et par son décret d'application du 16 février 2010 permet d'allier d'une part célérité et efficacité, d'autre part respect des principes fondamentaux du procès, notamment du contradictoire. Les mémoires sont échangés tant devant le Conseil d'État que devant la Cour de cassation dans des délais brefs, permettant aux cours suprêmes de statuer en respectant le délai de trois mois qui leur est imparti. Dans ces mémoires, distincts et motivés, les avocats peuvent utilement développer une argumentation centrée autour de la seule question de constitutionnalité. Ces mémoires seront, le cas échéant, transmis au Conseil constitutionnel.

Je ferai une seule observation, qui relève davantage des dispositions du décret que de celles de la loi organique. A la différence du Conseil d'État, la Cour de cassation est tenue d'instruire et de transmettre éventuellement au Conseil constitutionnel toute question prioritaire de constitutionnalité dont elle est saisie, ce qui peut alourdir considérablement la tâche des chambres de la Cour de cassation désormais compétentes. Il serait peut être opportun de prévoir une disposition, à l'instar de celle qui existe devant le Conseil d'État, selon laquelle la Cour de cassation pourrait ne pas renvoyer au Conseil constitutionnel une question mettant en cause, par les mêmes motifs, une disposition législative dont le Conseil est déjà saisi, et différer alors sa décision jusqu'à l'intervention de celle du Conseil constitutionnel.

La procédure mise en place pour l'examen des questions prioritaires de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel me paraît elle aussi répondre aux objectifs de célérité et de respect du contradictoire.

Les avocats aux Conseils ont pris toute leur part dans le succès indéniable de cette réforme. Aux termes des dispositions du Code de procédure pénale (article 585), du Code de justice administrative (article R 432-1) et du Code de procédure civile (article 973), ceux-ci peuvent représenter les parties devant le Conseil d'État et la Cour de cassation tant en matière civile que pénale, même si, dans certains cas, les parties peuvent se défendre seules devant ces juridictions.

Le débat constitutionnel n'a jamais été étranger à la pratique des avocats aux Conseils, notamment devant le Conseil d'État. Avant que la question prioritaire de constitutionnalité n'entre en vigueur, l'Ordre des avocats aux Conseils a organisé un cycle de formation complémentaire de droit constitutionnel afin que chacun soit prêt à une mise en oeuvre efficace de la réforme.

Depuis le 1er mars, de nombreuses questions prioritaires de constitutionnalité ont été posées par mes confrères et moi-même à l'occasion d'une procédure devant l'une ou l'autre des Hautes juridictions. Ainsi, la totalité ou la quasi-totalité des 231 questions dont a été saisie la Cour de cassation ont été posées par la centaine d'avocats aux Conseils que je représente devant vous aujourd'hui.

La question prioritaire de constitutionnalité nous donne l'occasion de renouveler notre pratique professionnelle en nous interrogeant désormais sur la possibilité de contester non seulement la conventionalité, mais également la constitutionnalité des dispositions législatives applicables aux litiges.

Lorsque la question est transmise par les juridictions du fond, à l'instar de ce qui se passe dans le cadre des procédures d'avis, les deux hautes juridictions se prononcent au vu des écritures déposées devant le juge a quo. Mais si les parties souhaitent déposer un mémoire complémentaire, elles peuvent le faire en ayant recours à un avocat aux Conseils, ainsi que le prévoient l'article R.771-20 du Code de justice administrative, l'article 126-9 du Code de procédure civile et l'article R.49-30 du Code de procédure pénale.

Dans un certain nombre de dossiers, les parties ou leurs avocats auprès des cours et tribunaux ont souhaité qu'un avocat aux Conseils dépose un mémoire complémentaire devant le Conseil d'État ou la Cour de cassation, venant appuyer la question prioritaire déjà développée devant la juridiction du fond. L'intervention des avocats aux Conseils ne s'est pas limitée à cette mission de représentation : un certain nombre de mes confrères ont été consultés sur l'opportunité de poser une question préjudicielle de constitutionnalité devant le juge a quo.

Par ailleurs, de nombreux avocats aux Conseils sont intervenus devant le Conseil constitutionnel lorsque les questions lui ont été transmises par le Conseil d'État ou par la Cour de cassation. Ce sont ainsi trois de mes confrères qui ont présenté et plaidé les trois premières questions prioritaires de constitutionnalité le 25 mai 2010.

Vous m'avez interrogé sur les honoraires. Ne disposant en la matière d'aucun pouvoir de taxation ni d'investigation, il m'est difficile de vous donner des chiffres précis... Mais je peux vous indiquer que lorsqu'une question prioritaire de constitutionnalité est posée à l'occasion d'un pourvoi devant la Cour de cassation ou d'un recours devant le Conseil d'État, l'avocat aux Conseils, en règle générale, ne demande pas d'honoraires complémentaires.

Le seul chiffre précis que je peux vous fournir est celui de la rétribution versée au titre de l'aide juridictionnelle : l'avocat aux Conseils perçoit pour la totalité d'une procédure devant le Conseil d'État ou la Cour de cassation une somme de 382 euros hors taxes – somme fixée en 1991et jamais modifiée depuis –, englobant désormais une éventuelle question prioritaire de constitutionnalité. Sa rétribution en cas de transmission de la question par le juge du fond est de 191 euros hors taxes.

L'Ordre des avocats aux Conseils a toujours respecté une tradition de modération d'honoraires. Lors de ma précédente audition, je vous avais précisé que la fourchette des honoraires en dehors de l'aide juridictionnelle pourrait être de 2000 à 3000 euros pour une procédure complète et de 1500 à 2000 euros dans le cadre d'un renvoi d'une question prioritaire de constitutionnalité par les juridictions du fond.

Je vous avais précisé que je m'engageais, comme l'Ordre l'avait fait lorsque la représentation obligatoire avait été étendue à la matière prud'homale, à ce qu'une partie qui ne bénéficierait pas de l'aide juridictionnelle mais dont les ressources seraient modérées ne soit pas privée de la possibilité d'être représentée par un avocat aux Conseils : je vous indiquais alors que si un justiciable n'était pas en mesure de convenir avec un avocat aux Conseils d'honoraires en rapport avec ses ressources, il pourrait saisir le Président de l'Ordre qui désignerait un avocat et arrêterait le montant des honoraires. Je n'ai pas eu, au cours des six premiers mois de mise en oeuvre de la réforme, à intervenir à ce titre, mais je reprends volontiers cet engagement aujourd'hui.

Je n'ignore pas les raisons qui vous ont conduit à évaluer la mise en oeuvre de la réforme. Mais, encore une fois, une réforme de cette ampleur nécessite inévitablement un certain nombre d'ajustements. Certains ont eu lieu, d'autres, s'ils sont encore nécessaires, s'opéreront de façon naturelle.

Des divergences d'appréciation entre le Conseil d'État et la Cour de cassation ont été pointées. De telles divergences ont toujours existé : s'est instauré un dialogue des juges, un échange enrichissant qui a conduit naturellement les deux hautes juridictions à rapprocher leur jurisprudence. Aujourd'hui, ce rapprochement devrait s'opérer de façon d'autant plus naturelle qu'il s'agit désormais d'un dialogue à trois, et que les décisions du troisième juge, le Conseil constitutionnel, s'imposent aux deux premiers.

De plus, il existe un temps de latence entre la date des premières décisions de principe rendues par le Conseil constitutionnel et leur prise en compte par les hautes juridictions à l'occasion de la première affaire qui s'y prête. Pourquoi ne pas laisser le temps à ce rapprochement de s'opérer ?

Vous me demandez la lecture que je fais de l'arrêt du 22 juin 2010 de la Cour de justice de l'Union européenne sur l'articulation entre question de constitutionnalité et question de conformité au droit de l'Union européenne.

La Cour de cassation a été conduite à interroger la Cour de justice sur l'articulation entre la primauté du droit de l'Union et la priorité de la question de constitutionnalité. L'arrêt rendu le 22 juin 2010, affirmant le principe d'une conformité conditionnelle de la loi organique au droit de l'Union, a le mérite de clarifier et d'éclaircir le débat, après la décision « Jeux de hasard » rendue le 12 mai 2010 par le Conseil constitutionnel et l'arrêt Rujovik rendu le 14 mai 2010 par le Conseil d'État.

L'arrêt de la Cour de justice est explicite sur la façon dont doit être assurée la primauté du droit communautaire : au besoin, le juge de l'application du droit de l'Union doit, de sa propre autorité, laisser inappliquée la disposition inconventionnelle, sans attendre l'élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel. Ce même juge doit pouvoir saisir la Cour par voie préjudicielle à tout moment de la procédure. Il doit pouvoir, au cas où il a l'obligation de transmettre la question de constitutionnalité à la juridiction constitutionnelle, prendre toute mesure nécessaire afin d'assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l'ordre juridique de l'Union.

Il est désormais clair que la question de constitutionnalité est et reste prioritaire, aussi longtemps que le droit de l'Union n'y fait pas obstacle. La décision de la Cour de Luxembourg assure aujourd'hui l'articulation entre la primauté du droit de l'Union et la priorité prévue par la loi organique.

Serait-il nécessaire de permettre aux juridictions suprêmes de prendre des mesures provisoires ou conservatoires ? Le Conseil d'État, en qualité de juge de cassation, s'il ne peut prendre d'autres mesures, peut ordonner le sursis à exécution des décisions qui lui sont déférées. La Cour de cassation, quant à elle, ne dispose d'aucune possibilité de prendre des mesures provisoires ou conservatoires.

Il paraît difficile que la Cour de cassation puisse prendre de telles mesures, qui relèvent au premier chef des juridictions du fond ayant rendu les décisions exécutoires faisant l'objet d'un pourvoi en cassation. La Cour de cassation n'est que juge du droit ; comment pourrait-elle, en s'appuyant sur les seuls dossiers dont elle dispose – composés de l'arrêt, du jugement, des conclusions échangées et des mémoires produits devant elle – statuer sur des mesures provisoires ou conservatoires ? Sa situation est différente de celle du Conseil d'État, qui dispose de l'entier dossier des juges du fond et qui a le pouvoir, après avoir cassé les décisions qui lui sont déférées, de régler l'affaire au fond, ce qu'il lui arrive régulièrement de faire.

Le filtre des juridictions suprêmes est-il, au vu des premiers mois d'application de la loi organique, un mécanisme opérationnel. La mise en oeuvre de la réforme est, de mon point de vue, un succès, même si des difficultés existent. Six mois seulement se sont écoulés. Ne pourrait-t-on pas attendre les ajustements jurisprudentiels ? La loi organique ayant déjà été modifiée, ce sont désormais les chambres au sein de la Cour de cassation qui statueront sur les questions prioritaires de constitutionnalité ; le dialogue des juges, que j'évoquais à l'instant, ne pourra que s'enrichir dans les mois à venir des décisions que rendront les six chambres de la Cour.

Serait-il opportun de prévoir un mécanisme d'appel des décisions de renvoi des questions prioritaires de constitutionnalité ou éventuellement de modifier les critères du filtre ? Si le législateur entend intervenir sans attendre les ajustements jurisprudentiels, il me semble qu'une modification des critères du filtre serait préférable à un mécanisme d'appel.

Certes, un recours devant le Conseil constitutionnel contre les refus de transmission donnerait aux justiciables que nous représentons une chance complémentaire d'obtenir l'abrogation des dispositions législatives qu'ils contestent. Mais il rendrait la procédure plus complexe pour le justiciable, en conduisant le Conseil constitutionnel à assurer, après les deux hautes juridictions et éventuellement le juge a quo, le rôle de filtre, avant de se prononcer sur la constitutionnalité des dispositions contestées.

C'est la raison pour laquelle je m'interroge sur une autre solution qui consisterait à aligner le critère mis en oeuvre par les deux hautes juridictions sur celui mis en oeuvre par les juges du fond : il suffirait que la question posée ne soit pas dépourvue de sérieux pour que le Conseil d'État et la Cour de cassation doivent la transmettre au Conseil constitutionnel. Ce critère serait plus large que celui actuellement retenu par la loi organique, qui consiste à déterminer si la question présente un caractère sérieux.

Si la question était présentée devant le juge du fond et transmise au Conseil d'État et à la Cour de cassation, les deux hautes juridictions statueraient en réalité comme juridiction de second degré, en vérifiant que le critère a été convenablement mis en oeuvre par le juge a quo. Si la question prioritaire était invoquée pour la première fois devant ces deux juridictions, elles mettraient en oeuvre elles-mêmes ce critère élargi.

Cette solution présenterait l'avantage d'éviter au justiciable un délai supplémentaire et un autre degré de juridiction.

Toutefois, il me semble que la solution la plus simple consisterait à laisser le temps à la jurisprudence d'opérer dans les mois à venir les ajustements nécessaires avant d'envisager une modification législative.

Vous me permettrez, pour conclure, de former le voeu que s'apaisent les tensions existantes et que ne se crée pas une fracture entre l'institution judiciaire, constitutionnellement gardienne de nos libertés, et les autres institutions de notre République.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion