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Intervention de Guy Carcassonne

Réunion du 1er septembre 2010 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république

Guy Carcassonne, professeur à l'université Paris Ouest Nanterre la Défense :

C'est toujours un plaisir et un honneur d'être auditionné par votre commission. Je m'efforcerai de répondre aux questions que vous avez bien voulu m'adresser.

Première question : « Quel regard portez-vous sur l'usage par les juridictions suprêmes des différents critères de filtre des questions prioritaires de constitutionnalité qui ont été prévus par le législateur organique ? »

Lors des travaux du comité Balladur, auquel j'ai eu la chance d'appartenir, puis des débats relatifs à la loi organique, nous avions été un certain nombre à redouter que le filtre ne devienne un bouchon. Pour être tout à fait honnête, mes suspicions se dirigeaient plutôt du côté du Conseil d'État ; la suite a démontré combien j'avais tort car celui-ci, depuis le premier jour, joue parfaitement le jeu de la réforme. Malheureusement, je ne suis pas sûr que l'on puisse en dire autant de la Cour de cassation : elle a pris des décisions dont on dira si l'on veut être poli qu'elles peuvent surprendre, si l'on veut être franc qu'elles sont choquantes, si l'on est rigoureux qu'elles provoquent la consternation.

S'agissant de la loi Gayssot, ses défenseurs comme ses adversaires constatent unanimement depuis sa promulgation qu'elle pose, à l'évidence, un problème grave au regard de la liberté d'expression. Prétendre qu'une question prioritaire de constitutionnalité sur ce point ne présente pas un « caractère sérieux » n'est pas sérieux. Je ne comprends pas, et je ne crois pas être le seul juriste dans ce cas, comment la Cour de cassation a pu balayer le sujet – à vrai dire sans la moindre argumentation réelle, mais en invoquant seulement le fait que les divers éléments qui figurent dans la loi Gayssot ont une définition juridique indiscutable, ce que personne ne songeait à contester. Quelle que soit la réponse que pourrait donner le Conseil constitutionnel, comment nier que le fait d'imposer par la loi une vérité historique, dont le non-respect est passible de sanctions pénales, pose un problème de compatibilité avec la liberté constitutionnelle d'expression ?

De même, dans une série d'autres arrêts, la Cour de cassation a considéré que ce qui était en cause n'était pas la loi contestée, mais l'interprétation qu'elle-même donnait de la loi, ce qui lui paraissait un motif suffisant pour ne pas renvoyer la question au Conseil constitutionnel. Stupeur, là encore ! Comment, en effet, distinguer la loi et son interprétation ? Dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, les fameuses « réserves d'interprétation » existent depuis de très nombreuses années, précisément parce que l'interprétation est consubstantielle au texte et qu'une interprétation peut le tirer vers l'inconstitutionnalité. Par définition, les interprétations données par la Cour de cassation, ou par le Conseil d'État, sont des interprétations autorisées. Or une loi qui autorise une interprétation inconstitutionnelle est elle-même inconstitutionnelle ; il va de soi que le juge constitutionnel doit trancher.

Troisième motif de surprise, enfin : la Cour de cassation a refusé de renvoyer au Conseil constitutionnel des questions concernant des lois déjà abrogées, au motif que l'article 61-1 a vocation à déboucher sur l'abrogation. Or une loi abrogée n'a pas pour autant, si elle est inconstitutionnelle, cessé de nuire. De surcroît, techniquement, même si la loi est déjà abrogée, la décision que le Conseil constitutionnel est appelé à prendre est bien une décision d'abrogation, abrogeant à une date différente de celle que le législateur avait cru devoir retenir.

Tout cela conduit à ce que des justiciables, dont le nombre commence à être conséquent et pourrait devenir impressionnant avec le temps, se trouvent purement et simplement frustrés d'un droit qui leur a été reconnu par la Constitution. Cette frustration est suffisamment grave pour mériter que le législateur se saisisse du problème, au moins pour y réfléchir. Je suis donc ravi que ce soit le cas.

Cela m'amène à votre deuxième question. « Le filtre des juridictions suprêmes est-il selon vous un mécanisme opérationnel ? » Sur le principe, je n'ai aucun doute. « Serait-il amélioré par une modification des critères ? » Je ne le crois pas. Ces critères, sagement pensés, fruit du travail commun de l'Assemblée nationale et du Sénat, sont tout à fait satisfaisants. « Ou bien conviendrait-il de prévoir un mécanisme d'appel des décisions des cours suprêmes sur le renvoi des QPC devant le Conseil constitutionnel ? » Le président de la commission des Lois du Sénat, M. Jean-Jacques Hyest, a déposé sur ce point une proposition de loi. Tout en regrettant beaucoup que l'on doive en arriver là, je ne verrais que des avantages à ce qu'une telle disposition soit adoptée.

J'ai néanmoins essayé de réfléchir à une formule susceptible d'aboutir au résultat souhaité, mais de manière moins dérogatoire, moins traumatisante pour l'ensemble juridictionnel français. J'ai pris la liberté de la libeller sous la forme d'une proposition d'amendement que je me permettrai de vous remettre. Elle consisterait à créer au profit du Conseil constitutionnel une sorte de pouvoir d'évocation. Actuellement, l'article 23-7 de l'ordonnance organique dispose que le Conseil constitutionnel « reçoit une copie de la décision motivée par laquelle le Conseil d'État ou la Cour de cassation décide de ne pas le saisir d'une question prioritaire de constitutionnalité » ; je suggère qu'en outre, le Conseil constitutionnel lui-même puisse, lorsque cela lui paraît indispensable, demander à la Cour de cassation ou au Conseil d'État une nouvelle délibération – de la même manière que l'article 10 de la Constitution donne au Président de la République la possibilité de demander au Parlement une nouvelle délibération sur une loi. Dans cette hypothèse, la Cour de cassation ou le Conseil d'État n'aurait à statuer que sur les deux premiers critères de renvoi au Conseil constitutionnel – l'applicabilité du texte au litige et le fait que la loi n'ait pas déjà été formellement déclarée conforme à la Constitution –, sans se préoccuper du troisième critère – le caractère sérieux du moyen. Mon premier objectif est que le Conseil constitutionnel soit en mesure d'attirer vers lui des contentieux dont il estime qu'ils appellent une intervention de sa part – pas nécessairement pour censurer la loi car, bien sûr, ce peut être pour confirmer la conformité de la loi à la Constitution. D'autre part, ce dispositif aurait à mes yeux la vertu de ne conduire personne à empiéter sur les prérogatives de quiconque mais, au contraire, de faire en sorte que nul ne puisse empiéter sur les prérogatives d'un autre. Un mécanisme de ce type, qui ne pose aucun problème de compatibilité avec la Constitution, permettrait de « déboucher le filtre » chaque fois que nécessaire. Pour l'optimiste que je suis, il est possible que la simple perspective de l'adoption d'un tel dispositif suffise à produire des effets miraculeux.

Troisième question : « Quelle lecture faites-vous de l'arrêt du 22 juin 2010 de la Cour de justice de l'Union européenne ? ». Dans son arrêt Melki, la CJUE, sans surprise, a conclu à la parfaite compatibilité de l'article 61-1 et de la loi organique avec le droit communautaire. Néanmoins deux questions demeurent.

La première est épineuse. Elle concerne le cas où, sur une loi assurant la transposition fidèle et impérative d'une directive communautaire, seraient simultanément posées une question préjudicielle à la CJUE et une QPC au Conseil constitutionnel. Ce dernier serait, dans cette hypothèse, extrêmement mal à l'aise : s'il venait à déclarer cette loi contraire à la Constitution, cela reviendrait à déclarer aussi que la directive est contraire à la Constitution, pouvoir que le Conseil constitutionnel ne détient pas puisqu'il est le monopole de la CJUE. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel n'a pas la possibilité de poser une question préjudicielle, tout simplement à raison du délai dans lequel est enfermé sa décision – un mois dans le cadre de l'article 61 et trois mois pour l'article 61-1, en vertu de la loi organique. Pour sortir de cette difficulté, il existe une solution simple : s'en remettre à la jurisprudence. D'aucuns suggèrent que la loi organique soit modifiée pour permettre au Conseil constitutionnel, dans ce cas qui ne peut être qu'exceptionnel et qui ne s'est jamais produit à ce jour, de ne pas respecter le délai de trois mois. Personnellement, je pense qu'une telle modification serait à la fois dangereuse et superflue : dangereuse, parce qu'elle pourrait inciter à toutes sortes de manoeuvres dilatoires ; superflue, comme le note Francis Donnat dans un article du Dalloz du 8 juillet 2010, car il est possible de considérer, par une lecture combinée des articles 61-1 et 88-1, que le Conseil constitutionnel, dans ce cas précis, n'est pas tenu au respect du délai de trois mois et peut donc poser la question préjudicielle : c'est en effet la seule solution concevable ne portant atteinte ni à la Constitution ni aux traités européens. Si une question préjudicielle était posée à la CJUE, le Conseil constitutionnel serait conduit à surseoir à statuer dans l'attente de la décision de la Cour et, une fois que celle-ci aurait été rendue, il pourrait reprendre son travail dans des conditions normales.

Quatrième question : « Considérez-vous qu'il serait nécessaire de permettre aux juridictions suprêmes de prendre des mesures provisoires ou conservatoires lorsqu'elles sont saisies d'une QPC ? » Ma réponse est « oui » puisque, apparemment, c'est un problème – dont la matérialité me laisse cependant perplexe : je ne sache pas que la Cour de cassation, dans son histoire, ait été souvent conduite à prendre des mesures conservatoires ou provisoires, mais sans doute mon imagination est-elle atrophiée. Cela peut arriver, soit : le prévoir dans la loi organique éviterait donc de se poser des questions qui peuvent paraître un peu oiseuses.

Cinquième question : « La procédure mise en place pour l'examen des questions prioritaires de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel vous semble-t-elle satisfaisante ? » Oui. Je trouve que les parties ont le loisir de s'exprimer comme il convient et que les avocats se sont très vite accoutumés à le faire avec beaucoup de pertinence. Je veux en outre souligner le très remarquable travail du Secrétariat général du Gouvernement, qui défend imperturbablement la loi, avec peut-être plus ou moins de plaisir selon les cas mais toujours de manière extrêmement solide.

Sixième question : « Dans les premières décisions d'abrogation, le choix par le Conseil constitutionnel entre abrogation immédiate et in futurum vous semble-t-il pertinent ? » Oui, rien de choquant ne m'a sauté aux yeux.

De manière générale, je trouve que les décisions consécutives à des QPC apportent beaucoup. J'aurais dû commencer mon propos en soulignant le succès que cette procédure a d'ores et déjà rencontré. Telle ou telle décision peut appeler des critiques de ma part, mais peu importe ; seul compte le fait que, indubitablement, nous sommes entrés dans une nouvelle ère le 1er mars 2010, grâce au travail du constituant et du législateur organique. Il serait désolant que le déploiement de cette nouveauté soit contrarié par la persistance de comportements difficilement compréhensibles.

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