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Intervention de Guillaume Cerutti

Réunion du 19 janvier 2011 à 10h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Guillaume Cerutti, président-directeur général de Sotheby's France :

Je dirige la filiale française de Sotheby's, entreprise américaine cotée à la bourse de New York, dont l'activité française représente environ 10 % du chiffre d'affaires mondial de la maison mère.

Nous occupons en France la position de leader sur le marché des ventes aux enchères d'art contemporain : en 2010, nous avons réalisé dans ce domaine un chiffre d'affaires d'environ 30 millions d'euros, soit à peu près 20 % de notre chiffre d'affaires.

La part de la France dans le marché mondial de l'art en général et de l'art contemporain en particulier s'est érodée. Cette érosion ne date pas des dernières années. Il y a quarante ans de cela, la France tenait la première place. Aujourd'hui, nous sommes en quatrième position, très loin derrière les États-Unis et le Royaume-Uni, qui sont les deux grandes places, avec environ 30 % à 35 % chacune de la valeur des objets échangés dans le monde. Depuis une petite dizaine d'années, le phénomène qui révolutionne le marché de l'art, comme d'autres marchés, est l'émergence de l'Asie, où les ventes représentent à peu près 15 % du marché mondial. Elles étaient presque nulles il y a dix ans.

Quatre facteurs expliquent l'érosion de la place de Paris. Il y a d'abord l'histoire : notre pays a ignoré la mondialisation du marché de l'art au cours des vingt ou trente dernières années. Jusqu'en 2001, le marché français était fermé à la concurrence internationale. Depuis cette date seulement, Sotheby's et sa rivale historique, Christie's, organisent des ventes aux enchères à Paris. Nous avons ainsi laissé émerger d'autres places, et le marché international s'est installé à Londres et à New York où, pour d'autres raisons liées aux transactions financières, il a trouvé un terreau favorable. Lorsqu'on évoque les possibilités de rebond du marché français, il faut prendre la mesure du déport intervenu et comprendre que les habitudes prises sont difficiles à remettre en cause.

Deuxième facteur : comme pour beaucoup d'autres marchés, la force d'une nation se structure autour de ses entreprises. Les États-Unis disposent aujourd'hui d'un champion national avec Sotheby's. Il en va de même du Royaume-Uni avec Christie's – même si son actionnaire majoritaire est actuellement français, ses gènes demeurent anglais. Ces deux entreprises ont atteint une taille mondiale et développé une stratégie qui l'est tout autant. Sotheby's est représentée partout dans le monde et vend aux enchères dans plus de dix pays. Sa politique de recherche de clientèles, de promotion des ventes et d'organisation d'événements valorise les oeuvres présentées. La France dispose d'atouts formidables et notamment d'une multitude d'acteurs extrêmement dynamiques mais il lui manque un champion national de la carrure de Sotheby's ou de Christie's. Le classement établi par le Conseil des ventes volontaires montre que ces deux entreprises occupent les deux premières places mondiales, la première entreprise française du secteur, Artcurial, se situant à la quinzième : bien que très active, elle ne joue pas dans la cour des grands. En outre, depuis quelques années, les entreprises chinoises sont parmi les premières du monde, non en raison d'une stratégie mondiale mais parce qu'elles s'appuient sur un marché domestique en plein essor : dans les quinze premières entreprises mondiales du secteur figurent aujourd'hui six ou sept entreprises chinoises, potentiellement les géants de demain. En France, Drouot, marque historiquement très forte, n'est qu'une ombrelle abritant l'activité de soixante-dix commissaires-priseurs autonomes, hors d'état de développer une stratégie mondiale.

La troisième raison de la faiblesse française tient à notre droit. Il a certes été adapté en 2001, l'autorisation étant dorénavant accordée aux entreprises internationales d'organiser des ventes aux enchères à Paris. Mais cette adaptation a été faite a minima et de façon partielle, sans que l'on aille jusqu'à permettre aux entreprises étrangères de proposer en France la totalité des services qu'elles offrent dans les autres pays. Les ventes privées, autorisées à Sotheby's et à Christies's partout dans le monde comme additionnelles à leurs ventes publiques, leur permettent de trouver, plus rapidement et plus discrètement que par la vente publique, un acheteur pour une oeuvre grâce à leur réseau mondial de clientèle. Cela n'est pas admis en France. Votre Assemblée sera prochainement saisie d'une proposition de loi, votée en première lecture au Sénat à la fin de 2008 et examinée par votre Commission des lois en décembre 2010, qui prévoit d'autoriser les ventes privées. Il est important de le faire. Ce type de ventes assure de 15 et 20 % du chiffre d'affaires mondial de notre entreprise. Mais, quand un client vient nous voir en France pour réaliser une vente privée, nous sommes actuellement contraints de l'orienter vers nos collègues établis à Londres ou à New York. La transaction sera certes faite par Sotheby's, mais ailleurs qu'à Paris ; ce qui est très frustrant.

Je pourrais citer d'autres exemples de cette ouverture incomplète de la réglementation française aux réalités économiques mondiales et qui explique pour partie notre relative défaveur par rapport à nos concurrents internationaux.

Il me faut également évoquer la question du droit de suite. La réglementation française en la matière est moins favorable que celle en vigueur dans d'autres pays européens et encore moins que dans d'autres pays du monde, où elle n'existe le plus souvent pas. Il s'agit en effet d'une invention française, étendue à d'autres pays d'Europe mais inconnue de New York ou de Hong-Kong. Il nous faut donc veiller, sinon à remettre en cause le droit de suite, du moins à retenir une règle du jeu unifiée qui nous permette d'être compétitifs, par exemple face à nos collègues britanniques.

La quatrième raison expliquant notre retard est la politique culturelle française, qui n'a jamais considéré le marché de l'art comme une priorité. Historiquement, le ministère de la culture fut bâti autour de la défense des artistes et du patrimoine, ainsi que de la démocratisation culturelle, mais les industries culturelles, qui aujourd'hui structurent fortement la consommation de millions de personnes en France et de milliards de personnes dans le monde, n'ont pas été prises en compte dans l'organisation du ministère.

Nous bénéficions d'un des dispositifs les plus performants au monde pour la protection du patrimoine national, grâce aux régimes de la préemption, du classement des oeuvres, du mécénat, de la dation et de nombreux pays envient ce système. Malheureusement, nous sommes tombés dans la caricature consistant à opposer la protection du patrimoine national au marché de l'art, le second étant considéré comme un danger pour la première. Bien au contraire, je prétends que valoriser la présence d'un marché de l'art très attirant en France valorise la culture française, l'intérêt pour la place de Paris, ses institutions culturelles et les événements qui s'y déroulent. Les orientations retenues jusqu'ici par le ministère de la culture, qu'il s'agisse de son organisation ou des signaux envoyés au monde des arts, portent donc une certaine responsabilité dans l'effacement du marché français. Les choses doivent maintenant évoluer.

La France dispose néanmoins d'atouts qui me rendent optimiste. Le premier est que notre pays conserve une très forte tradition créative. Rappelons un chiffre significatif : les ventes annuelles en France ne représentent certes que 5 à 7 % du marché mondial de l'art en valeur, mais 20 % du nombre d'objets vendus. La France reste une nation foisonnante en termes d'échanges d'objets d'art ; en revanche, les transactions les plus élevées s'opèrent à l'étranger.

En deuxième lieu, il n'existe pas d'endroit dans le monde aussi attrayant que Paris pour le déroulement d'événements culturels. Quelle autre capitale peut se vanter de présenter, en même temps, une exposition sur Monet, une sur Basquiat et une sur Mondrian ? Lorsque nous organisons, à Paris, de prestigieuses ventes aux enchères, nous constatons à quel point les acteurs du marché international sont heureux de venir.

Que faire ? D'abord, faire évoluer la réglementation ; vous aurez bientôt à connaître d'une proposition de loi à ce sujet. Ensuite, définir, au niveau européen, un droit de suite unifié, en adaptant le régime français au système anglais plutôt que l'inverse. Enfin, créer un contexte propice par l'action des pouvoirs publics : depuis quelques années, la densité des événements organisés à Paris et le dynamisme retrouvé de la FIAC ont commencé à changer un peu l'état d'esprit. Quelques signaux supplémentaires venant de l'État permettraient de continuer dans le bon sens. Mais la reconquête sera un processus très long, à la mesure de la durée de l'érosion connue au cours des quarante dernières années.

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