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Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 9 avril 2008 à 15h00
Opérations spatiales — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaChristiane Taubira :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, un hommage de plus à Christian Cabal n'est pas un hommage de trop : c'est donc volontiers que je salue sa mémoire et l'excellente qualité de son travail au sein de notre assemblée.

Madame la ministre, c'est à la fois un privilège et une servitude d'intervenir la dernière : un privilège, parce qu'il reste moins à dire ; une servitude, parce qu'il est bien difficile, malgré tout, d'être claire.

D'ailleurs, nul n'a trouvé à redire à l'exercice auquel nous nous livrons ce soir, sauf peut-être à ces retards récurrents dans la transposition en droit interne de dispositions internationales. C'est assez courant pour ce qui est des règlements communautaires. Dans le cas qui nous occupe, nous avons une circonstance aggravante, puisqu'il s'agit, la plupart du temps, de traités bilatéraux. Quoi qu'il en soit, nous n'allons pas bouder notre plaisir : nous y sommes enfin.

Malgré des apparences de grande technicité juridique, ce texte contient des dispositions à caractère stratégique. Les rapporteurs ne s'y sont d'ailleurs pas trompés, qu'il s'agisse du sénateur Revol ou de notre rapporteur, M. Lasbordes, même si, en bons parlementaires, ou plutôt en excellents parlementaires qu'ils sont, ils se sont attachés à examiner les caractéristiques et les conséquences des articles du projet de loi en vue de les amender.

Mais cette discussion générale doit nous permettre – nous a déjà permis, d'ailleurs – d'aborder cet aspect. Du reste, la circonstance n'est pas si fréquente que cela. Il y a quelques mois seulement, à l'occasion de l'examen par notre assemblée du projet de loi portant approbation de l'accord entre l'État et l'ESA pour le programme Soyouz de coopération avec la Russie, j'avais été obligée, en tant que rapporteure, de solliciter le président de mon groupe pour lui demander de saisir la Conférence des présidents afin de sortir ce texte de la procédure d'examen simplifié qui nous aurait privé de débat. Nous avons donc eu ce débat dans l'hémicycle. Cela me paraît essentiel, parce que la politique spatiale doit non seulement jouir de transparence, mais surtout pouvoir mobiliser la représentation nationale et, au-delà, les citoyens. Nous aurions donc eu tort si nous avions rétréci ce débat. Je suis ravie de ce que j'ai entendu, puisqu'il a été élargi bien au-delà du texte lui-même et de ses dispositions.

Et il importe qu'il le soit, parce que, finalement, les questions relatives à la sécurité juridique, aux conditions d'immatriculation des objets spatiaux, à la propriété intellectuelle, à l'action récursoire de l'État, au transfert des compétences régaliennes de l'État au CNES – qui est un établissement public, mais, faut-il le rappeler, à caractère industriel et commercial –, aux doctrines et règlements de sauvegarde, à l'autorité de contrôle sur les autres acteurs industriels intervenant sur le site de lancement en leur qualité de sous-contractants, toutes ces questions, donc, ne sont pas simplement techniques et juridiques.

Elles relèvent de la politique budgétaire, c'est-à-dire, en réalité, des moyens d'exercice de la souveraineté, de la capacité de négociation à l'échelle européenne et internationale. Elles relèvent également des conditions de compétitivité, c'est-à-dire de la pérennité de la politique spatiale – je parle bien de politique spatiale, et non pas seulement des activités spatiales. Elles relèvent aussi de l'avenir du leadership français sur l'activité et sur la politique spatiale européenne, et donc de l'implication des autres partenaires, qu'ils soient institutionnels, structurels – pour les coopérations durables – ou occasionnels.

Au-delà d'une simple mise aux normes – un peu tardive, puisqu'elle intervient plus de vingt ans après les Etats-Unis –, ce texte est donc aussi motivé par certains enjeux considérables, qui découlent de l'entrée de la science et de la technologie dans notre vie quotidienne : la télévision, les téléphones portables, la météo – utile pour la pêche, l'agriculture, la navigation –, l'océanographie, la navigation par satellite, bientôt, avec Galileo, au-delà du GPS.

Ces enjeux découlent aussi, bien entendu, de la contradiction entre la nécessaire protection des libertés individuelles – étant donné la possibilité de surveillance par satellite des conversations personnelles – et la sécurité des États, ce qui suppose non seulement des précautions quant à la collecte des données, mais aussi quant à leur gestion et à leur contrôle.

Ils découlent aussi, tout de même – et nous sommes concernés, en Guyane – de la nécessaire protection des identités culturelles, compte tenu des effets uniformisateurs du développement des technologies de l'information et de la communication.

On se rend compte, par conséquent, que l'espace, qui a été un lieu de passage, est en train de devenir un terrain d'appropriation, et ce de manière presque mécanique, les nouveaux savoirs générant presque automatiquement de nouveaux pouvoirs.

Il s'agit donc de concilier le libre accès à l'espace extra-atmosphérique, qui, cela a déjà été dit, est reconnu depuis plus de quarante-cinq ans par l'ONU comme patrimoine commun de l'humanité, avec les exigences de la propriété intellectuelle. J'espère que le Gouvernement montrera une sensibilité particulière aux questions relatives à la propriété intellectuelle, que ce soit dans le domaine des ressources génétiques de la biodiversité amazonienne en Guyane ou dans celui des savoirs des populations autochtones et locales.

Mais ce n'est pas le seul paradoxe. Il y a aussi, entre l'activité spatiale et l'environnement, une relation ambivalente.

C'est quand même l'activité spatiale qui nous a permis de comprendre que la planète est un univers fini, que les stocks de matière première ne sont pas inépuisables et que les multiples activités humaines peuvent avoir des impacts dévastateurs sur la planète.

Mais, en même temps, l'activité spatiale provoque une pollution, une pollution atmosphérique, à la fois matérielle et électromagnétique, de par ces milliers de tonnes de déchets spatiaux, dont seul un faible pourcentage concerne des satellites encore opérationnels.

Nous connaissons la thématique de l'internalisation des coûts écologiques. Nous savons à quel point cette internalisation peut affecter la compétitivité si la loi n'est pas la même pour tous les opérateurs, qu'ils soient publics ou privés. D'ailleurs, il y a quelques années, la Commission mondiale d'éthique des connaissances scientifiques et des technologies, la COMEST, s'était interrogée sur le transport des déchets nucléaires sur une orbite circumsolaire à capacité de stockage illimitée. J'aimerais bien que vous nous éclairiez, madame la ministre, sur cette proposition, qui avait été tout de même évoquée lors d'une réunion qui se tenait sous les auspices de l'UNESCO.

Les outils d'observation de la Terre peuvent donc être aussi bien des instruments de conflit que des instruments de solidarité. Il est facile d'imaginer ce que peut représenter la maîtrise de la cartographie sur les ressources en eau, lorsque l'on sait que, aujourd'hui déjà, des conflits déguisés en guerres de religion ou en guerres de territoire sont en réalité des conflits pour le contrôle de l'eau potable.

Il est nécessaire, par conséquent, de prendre en considération l'impact des connaissances scientifiques, de leurs applications technologiques et de leur exploitation commerciale sur les activités humaines, dont les activités spatiales.

Les principaux intéressés se sont montrés plutôt satisfaits des dispositions de ce texte. Ils sont chargés, eux, de la gestion des relations avec les autres partenaires, avec les clients. Le président du CNES a d'ailleurs été auditionné par les sénateurs.

La plupart des dispositions portent sur des procédures qui existent déjà, et qui seront simplement davantage formalisées.

Quant au transfert de compétences régaliennes de l'État au CNES, il aura enfin un cadre normatif, une base juridique. Cet encadrement, qui a été précisé grâce aux amendements du Sénat et à ceux de notre rapporteur et de la commission des affaires économiques, facilitera et sécurisera sans doute l'exercice de ces responsabilités.

Tous les enjeux dont je viens de parler sont d'ordre international ou national. Mais il y a aussi une dimension régionale. Permettez-moi donc de vous parler de la Guyane, territoire d'accueil de l'activité spatiale. Les disparités y sont encore extrêmement grandes. On a rappelé ici la phrase, en effet mémorable, d'un ancien Président de la République. Les choses ont tout de même évolué, essentiellement grâce à des initiatives municipales, à une action municipale d'aménagement de l'espace urbain, d'irrigation des différents quartiers de la ville.

Mais la fracture numérique est là, relativement scandaleuse, notamment lorsque l'on aborde les questions de sécurité sanitaire.

Je voudrais insister un peu sur la question de l'environnement, car les deux sites, notamment les ensembles de lancement – ELA pour Ariane, ELS pour Soyouz –, sont classés Seveso 2, c'est-à-dire qu'ils présentent un fort potentiel de danger. Ils sont d'ailleurs soumis à inspection des installations classées. La nécessaire vigilance est tout de même déjà encadrée par quelques textes. Il s'agit notamment, bien sûr, de la réglementation Seveso, de la directive européenne de décembre 1996, de celle de juin 2001, transposée en droit interne en 2004 et 2005. Je pourrais également ajouter la charte de l'environnement, bien qu'elle soit, comme toute disposition constitutionnelle, relativement générale. Je pourrais encore évoquer les conclusions du Grenelle de l'environnement, qui ne sont pas encore normatives.

Il n'empêche que la vigilance est nécessaire sur les rejets d'eau, les rejets atmosphériques, l'impact sur les écosystèmes, la flore et la faune. Cela étant, le travail est plutôt bien fait, puisque le CNES est qualifié ISO 14001, ce qui veut dire qu'il respecte les obligations en matière de transparence de l'information auprès de ses clients, des autres opérateurs et du public.

Il reste que la question de l'environnement est essentielle, tout comme celle de la santé publique. C'est pourquoi je continue à plaider pour la mise en place d'un Observatoire de l'environnement et de la santé, c'est-à-dire un espace commun où l'on puise traiter et croiser les informations concernant ces impacts sur l'environnement et sur la santé. Cela suppose la mise en place de registres sur les pathologies, essentiellement les cancers, mais également quelques pathologies ophtalmologiques et respiratoires.

L'environnement et la santé ne sont pas des éléments de perturbation de la performance, de la productivité, de la compétitivité économique. Au contraire, ils en sont des facteurs. C'est différer ces mesures, ou ne pas les rendre intelligibles, qui peut affecter la compétitivité d'une activité aussi sensible que l'activité spatiale.

Il y a deux semaines, je participais à la dernière réunion du SPPPI, le secrétariat permanent pour la prévention des pollutions industrielles. Après deux heures d'exposés de très grande qualité, j'ai dû avouer que, pour ma part, je me sentais un peu diminuée intellectuellement, et que je craignais que ce SPPPI ne devienne un club ésotérique rassemblant des personnes à très fort quotient intellectuel. Un certain nombre de dispositions sont sans doute incontestables. Je n'ai aucune raison de douter de la bonne foi des personnes qui présentent ces exposés, ni surtout des résultats qu'elles mettent à notre disposition. Mais il est extrêmement important de rendre intelligibles les informations concernant l'impact de l'activité spatiale sur l'environnement et sur la santé. C'est le doute qui peut, en perdurant, compromettre à la fois l'insertion complète de cette activité dans le tissu économique guyanais, l'appropriation par les Guyanais de cette activité durablement présente sur notre territoire, et les élans nécessaires à cette activité.

Ces dispositions me paraissent urgentes. J'espère que vous avez entendu, madame la ministre, cette demande d'un Observatoire de l'environnement et de la santé. Je crois que le laboratoire de médecine tropicale installé en Guyane peut servir d'appui à sa mise en place.

Je parlais de doute ; il en est un qui a été dissipé : la contribution des activités spatiales aux charges communes n'est pas acquise définitivement. C'est une mauvaise nouvelle. Pour cette année, Arianespace a déclaré un actif en baisse de 4,2 millions d'euros, ce qui correspond à une perte proportionnelle de plus de 320 000 euros pour la mairie de Kourou au titre de la taxe professionnelle. Cette baisse d'actif mérite évidemment d'être explicitée. La mairie de Kourou est la mieux placée pour savoir qu'elle n'a pas délivré de permis de démolition, qui auraient réduit les actifs, ni validé de décisions de déclassement. On peut donc s'interroger sur les raisons d'une perte d'actif qui n'est pas négligeable.

Dès lors, on peut envisager l'hypothèse d'un transfert d'actifs d'Arianespace à l'ESA, parce que l'ESA est exonérée de toute taxe. Si tel était le cas, ce serait évidemment très astucieux d'un point de vue économique, mais il faut reconnaître que ce ne serait pas très loyal. J'espère que nous aurons des précisions à ce propos.

Vous l'avez rappelé tout à l'heure, madame la ministre, il y a quelques jours à peine, l'ATV Jules-Verne s'est arrimé à la station spatiale internationale, l'ISS. Il contenait d'ailleurs un manuscrit de Jules Verne, De la Terre à la Lune. Cela veut dire qu'un mythe séculaire – presque un fantasme – est devenu un rêve, à l'orée des années 60, et que ce rêve est devenu réalité. Simplement, je voudrais vous conjurer de veiller, madame la ministre, à la place qui est la vôtre, et autant qu'il sera nécessaire, à ce que ces savoirs et ces connaissances accumulés ne soient pas, pour la nombreuse jeunesse de Guyane, l' « inaccessible étoile » de Jacques Brel.

Il y a quelques années, le professeur Alain Pompidou définissait l'éthique de la politique spatiale en disant qu'elle est à la fois une morale de l'action et une pensée du risque. C'est parce que je partage totalement cette conviction que je me suis permis de vous soumettre ces quelques considérations. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche.)

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